vendredi 20 mai 2022

Ghar Ben Mechtouh des Aurès : Sanctuaire témoin des gaz toxiques

On nous a raconté que la grotte fut dynamitée. Pendant que j’étais seul sur la scène du crime, j’observais attentivement les objets laissés par les victimes. La thèse de l’explosion ne tenait pas la route. Rien n’indique le souffle et la violence d’une explosion à la dynamite ou au plastic. Les roches centrales de la grotte n’ont pas bougé de leur place. Sous l’effet de la dynamite, tout objet solide, inerte ou vivant aurait été projeté contre la paroi. Or les débris de linge tapissaient le sol. Les ossements aussi. Cette scène me donnait l’impression que les victimes sont mortes d’autre chose.


C’est l’histoire d’un groupe d’une centaine de personnes fuyant un ratissage dans les Aurès par l’armée française en 1959 durant la Guerre de libération. Femmes, hommes et enfants trouvent refuge dans une grotte appelée ‘‘Ghar Ben Mechtouh’’, dans le cœur des Aurès. Poursuivis sans relâche et repérés, les fugitifs auraient été exécutés à la dynamite selon une certaine version. Dans ce sanctuaire en flanc de montagne, inviolé jusqu’en 1977, l’odeur acre de la mort était présente. Des débris de tissus, quelques ossements et les vestiges d’une machine à coudre et de la vaisselle sur un sol poussiéreux, les parois noircies. Mais la scène du crime n’a pas révélé tous ses secrets. Dynamite ou usage d’une arme bactériologique ? L’enquête relève bien de la compétence de la police scientifique. Dans la trajectoire d’un routier de la presse, il y a des faits de mémoire inscrits à jamais. Nous étions sur le point de rentrer sur Alger après quatre jours de mission dans la wilaya de Batna. Mon équipe se composait du regretté Da Mansour, conducteur de la petite Fiat 128 au sigle du journal, et Ali Boukhenoufa, le photographe à l’œil vif. Sur la terrasse d’un café du centre-ville, voilà que nous sommes pris à partie, de façon élégante, par des hommes qui parlaient délibérément à haute voix pour nous signifier un message très clair. Ils disaient en résumé que «ces journalistes venus d’Alger n’oseront jamais quitter la piste carrossable pour se risquer sur un terrain caillouteux comme les Aurès dans l’état naturel hors des villes». Nous avons pris cette sympathique provocation comme un défi. Nos ‘‘provocateurs’’ étaient de sympathiques moudjahidine. Je m’invite à leur table avec une question brutale et une carte Michelin : « Montrez-nous, leur dis-je, avec le sourire, cette zone des Aurès si pénible à joindre pour nous journalistes et si facile d’accès pour vous.» En ce temps-là, nous sommes dans l’année 1977, quinze ans seulement nous séparaient de l’ère coloniale. Les gens avaient une idée assez sacrée du métier de journaliste. Souvent on se faisait aborder en tant qu’émissaires et porte-parole du Président Boumediene. On nous interpellait pour faire parvenir une demande précise du genre «dites au Président de nous rendre visite». A la terrasse du café, l’un des moudjahidine examine la carte et me dit : «Dans cette direction, à une cinquantaine de km à l’est, vous y trouverez Ghar Ben Mechtouh en flanc de montagne. Personne n’y est retourné depuis la tragédie de 1959. Dans cette grotte sont morts plus de cent personnes dynamitées par l’armée française.» Et dans une ultime réaction d’excuse, il tente de nous rassurer : «Peut-être, sur votre chemin, allez-vous trouver un guide.» Rendez-vous est donné dans un délai de quatre heures à la terrasse du même café. Nous n’étions pas obligés de risquer cette aventure en montagne seuls et sans préparatifs avec les possibles orages en altitude en cette période de l’année. Il nous fallait juste relever le défi. Question d’honneur.

Le cœur des Aurès est un terrain nu

En fin de piste carrossable, Da Mansour nous dépose. Commence alors la longue marche vers l’inconnu. Le cœur des Aurès est un terrain nu, très accidenté avec des pistes qui mènent nulle part. Le vent est fort, mais le ciel dégagé. Les Aurès est un environnement qui vous donne l’impression d’être seul. Ce n’est pas le cas. L’étranger est repéré et suivi. Au cours d’une pause, surgit un homme sorti de nulle part. En montagne, c’est comme au Sahara. Dans toutes les zones enclavées, on prend le temps de parler dans le plus strict respect de l’autre. Au bout de cette pause conviviale, l’homme nous invite chez lui. La maison était creusée à même la roche. La toiture sous forme de colline. Au petit matin, sous la conduite d’un jeune berger, on continue notre route vers le sanctuaire «Ghar Ben Mechtouh matou fih mya wroh», tel que le chantera le barde chaoui anonyme.
On nous a raconté que la grotte fut dynamitée. Pendant que j’étais seul sur la scène du crime, j’observais attentivement les objets laissés par les victimes. La thèse de l’explosion ne tenait pas la route. Rien n’indique le souffle et la violence d’une explosion à la dynamite ou du plastique. Les roches centrales de la grotte n’ont pas bougé de leur place. Sous l’effet de la dynamite, tout objet solide, inerte ou vivant aurait été projeté contre la paroi. Or les débris de linge tapissaient le sol. Les ossements aussi. Cette scène me donnait l’impression que les victimes sont mortes d’autre chose. Vingt et un ans après, en 1998, c’est la fin du mystère en lisant le livre du caporal Roger Clair, qui témoigne sur La bataille des grottes et les gaz de combat, Edition Pygmalion, novembre 1998. Le récit est livré à l’état brut. Il donne des explications techniques sur l’usage des gaz toxiques et les armes bactériologiques décrits, du reste, dans Politis-El Moudjahid (Mai 2022). L’auteur, qui a brisé le silence en 1998, donne des détails glaçants sur la toxicité des gaz persistants à base de chlore et d’oxyde de carbone ou de l’arsine délivrée de l’hydrure d’arsenic et de l’ypérite, autrement dit du gaz moutarde. Le caporal soutient que le 3 août 1959, soit un mois après le déclenchement de l’opération «Jumelles», «une équipe d’armes spéciales est venue d’Alger accueillie sur notre dropping-zone (terrain d’atterrissage pour hélicoptère). Ils débarquent des caisses qui prennent aussitôt le plus court chemin vers notre soute avant les retrouvailles dans notre chambrée. Nous éprouvions bientôt de la sympathie pour les spécialistes des gaz, leur coopération s’annonce sous de bons auspices». Le caporal dit avoir assisté au massacre de douze survivants algériens gazés dans une grotte en Grande-Kabylie qui avaient pu se traîner jusqu’à l’extérieur après avoir inhalé ce gaz. Ne pouvant marcher, et bien qu’ils se soient rendus, à bout de force en proie à de violentes souffrances toute la nuit, ils ont été froidement abattus, sous prétexte d’une «tentative de fuite».
R.L

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